Cass. com., 5 févr. 2025, n° 23-10.953
Dans cette affaire opposant deux réseaux de restaurants de pizzas à emporter, deux thématiques centrales du droit des affaires se croisent : les limites du monopole bancaire dans les relations franchiseur-franchisé et le difficile équilibre entre secret des affaires et droit à la preuve.
Si l’octroi de financements aux franchisés peut être un levier économique stratégique, il doit respecter le monopole bancaire. Par ailleurs, l’utilisation de documents confidentiels en justice pose la question des limites du secret des affaires, qui ne saurait faire obstacle au droit à la preuve.
Les faits
La société ABC Food, franchisée de Speed Rabbit Pizza, reprochait à Domino’s Pizza France et à son franchisé French Pizza de fausser la concurrence en leur accordant des prêts dissimulés sous forme d’apports en compte courant et des délais de paiement excessifs, pratiques interdites par le monopole bancaire.
Estimant que ces avantages constituaient une pratique anticoncurrentielle, ABC Food et Speed Rabbit Pizza ont assigné Domino’s Pizza et French Pizza en cessation de ces pratiques et en paiement de dommages et intérêts.
De son côté, Domino’s Pizza a demandé des dommages et intérêts en invoquant la violation du secret des affaires, arguant que ses adversaires avaient produit en justice un document interne confidentiel contenant des informations stratégiques sur son réseau de franchise.
Les décisions de justice
La cour d’appel de Paris avait donné raison à Domino’s Pizza, en validant l’opération de financement et en condamnant ABC Food et Speed Rabbit Pizza à 30 000 euros de dommages et intérêts pour avoir utilisé un document couvert par le secret des affaires.
La Cour de cassation casse partiellement cette décision et rappelle deux principes essentiels :
1 – Monopole bancaire et réseau de distribution
Le monopole bancaire interdit aux entreprises d’octroyer des crédits à titre habituel, sauf exceptions strictement encadrées (art. L. 511-5 et L. 511-7 du Code monétaire et financier). Cette interdiction existe également dans le cadre d’un réseau commercial comme la franchise notamment. Un franchiseur ne peut pas financer l’activité du franchisé en principe car ceci constituerait une activité bancaire réservée aux établissements de crédit. Cette règle a imposé à certains sociétés à la tête d’un réseau de points de vente de disposer d’une filiale bancaire pour accorder des financements aux points de vente.
Une dérogation cependant au monopole bancaire existe quand une société mère finance l’activité d’une filiale ou plus largement d’une société qu’elle contrôle. Le financement par apport en compte courant ne relève pas alors du monopole bancaire.
La Cour de cassation rappelle dans cette décision que l’exception permettant à une entreprise de prêter à une société qu’elle contrôle par un apport en compte courant ne s’applique que si ce contrôle existe déjà au moment du prêt.
La Cour de cassation approuve ainsi la décision de la Cour d’appel qui n’avait pas retenu une infraction au monopole bancaire.
La société à la tête du réseau de distribution n’était certes pas encore actionnaire du point de vente mais « par l’effet de la promesse synallagmatique de cession et d’achat de la totalité des parts sociales de la société French Pizza, la société Domino’s Pizza la contrôlait effectivement à la date de l’avance en compte courant »
Le contrôle effectif de la société a donc pu intervenir dès la signature de la promesse de cession et sans attendre la cession des actions ou des parts sociales.
2️ – Secret des affaires et droit à la preuve : un équilibre à trouver
L’autre volet de cette décision concernait le secret des affaires.
Domino’s Pizza accusait ses adversaires d’avoir produit un document confidentiel interne dans le cadre du procès, demandant une réparation de 30 000 euros.
La Cour d’appel avait validé cette demande et condamné SPEED RABBIT PIZZA.
La Cour de cassation casse cette condamnation et rappelle que le secret des affaires n’est pas absolu (art. L. 151-8 du Code de commerce).
En effet la Cour de cassation rappelle en premier lieu les règles en jeu à savoir les articles L. 151-8, 3°, du code de commerce et l’article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
« A l’occasion d’une instance relative à une atteinte au secret des affaires, le secret n’est pas opposable lorsque son obtention, son utilisation ou sa divulgation est intervenue pour la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national. »
« Le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments couverts par le secret des affaires, à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi. »
La Cour de cassation reproche ensuite à la Cour d’appel de ne pas avoir recherché si la production d’une pièce protégée par le secret des affaires n’était pas indispensable à prouver les faits allégués.
« Pour condamner les sociétés SRP et ABC Food à des dommages et intérêts pour avoir produit, au cours de l’instance, une pièce protégée par le secret des affaires, l’arrêt retient qu’il n’est pas démontré que la production de cette pièce constituerait une exception à la protection du secret des affaires prévues aux articles L. 151-7 et L. 151-8 du code de commerce, notamment qu’elle serait justifiée par la protection d’un intérêt légitime reconnu par le droit de l’Union européenne ou le droit national.
En se déterminant ainsi, sans rechercher, comme elle y était invitée, si la pièce produite n’était pas indispensable pour prouver les faits allégués de concurrence déloyale et si l’atteinte portée par son obtention ou sa production au secret des affaires de la société Domino’s Pizza n’était pas strictement proportionnée à l’objectif poursuivi, la cour d’appel n’a pas donné de base légale à sa décision. »
La Cour de cassation rappelle donc qu’un document confidentiel couvert par le secret des affaires peut être produit en justice si son utilisation est indispensable et proportionnée au but poursuivi.
Le secret des affaires : une protection relative
Le secret des affaires est une protection essentielle pour les entreprises mais qui ne peut pas être absolu.
Le secret des affaires couvre toute information qui revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret et qui :
- n’est pas généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d’informations en raison de leur secteur d’activité ;
- fait l’objet de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret.
La protection de ces documents secrets ne doit cependant pas être un obstacle à la preuve d’un droit ou un moyen de bloquer une action en justice.
La Cour de cassation cherche donc constamment un juste équilibre entre la protection du secret des affaires et le droit de prouver une faute dans un litige. Comme souvent quand deux principes s’opposent, il est nécessaire de chercher à les concilier pour que l’un ne vienne limiter l’autre.
Cette décision rejoint d’autres arrêts ayant posé des limites au secret des affaires en matière de concurrence et de preuve.
La Cour de cassation avait déjà statué en ce sens en 2024 (Cass. com., 5 juin 2024, n° 23-10.954) puisqu’elle avait jugé dans cette décision que « le droit à la preuve peut justifier la production d’éléments couverts par le secret des affaires , à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l’atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».
En matière de concurrence déloyale un concurrent victime d’agissements fautifs peut donc parfaitement produire un document secret mais il devra s’assurer que la communication de ce document était indispensable à la preuve de cette faute.
Cette notion sera sans aucun doute source de nombreux débats judiciaires et notamment dans ce litige car la Cour d’appel ca à nouveau devoir se prononcer sur ce point et juger si oui ou non la communication de ce document secret était indispensable.
Quels enseignements pour les entreprises ?
Les sociétés à la tête d’un réseau de distribution doivent veiller à ce que les financements ou aides accordés aux membres du réseau ne soient pas qualifiés de prêts bancaires.
Sur le secret des affaires, attention à ne pas communiquer de pièces couvertes par ce secret dans le cadre d’un contentieux. Si vous décidez de communiquer une telle pièce alors il faudra pouvoir justifier que sa communication était indispensable à la preuve d’une faute. Ceci doit être anticipé pour limiter les risques d’être sanctionné. En cas de doute il est alors préférable de procéder à la procédure spécifique permettant la divulgation de pièces secrètes sous le contrôle du juge.
Par Olivier Vibert, Avocat
Associé au sein du cabinet Kbestan, Cabinet de droit des affaires à Evreux et Paris